Transparence salariale : une obligation en devenir pour les employeurs luxembourgeois

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Les lignes bougent. En mai 2023, l’Union Européenne a adopté la Directive 2023/970, un texte ambitieux destiné à renforcer l’égalité salariale entre les femmes et les hommes grâce à un levier jusque-là sous-exploité : la transparence. L’objectif est clair : donner aux salariés les outils pour identifier et contester les inégalités salariales. Pour les entreprises luxembourgeoises, cette directive marque un tournant. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le projet de loi luxembourgeois transposant cette directive n’a pas encore été déposé. Mais cela ne doit en aucun cas être perçu comme une invitation à attendre. Bien au contraire, c’est dès maintenant que les employeurs doivent se préparer.

Comment cette directive va-t-elle influencer la gestion des rémunérations ?

L’égalité salariale, bien qu’affirmée depuis des décennies dans les textes, reste dans les faits une promesse inachevée. Les écarts de rémunération persistent, non par volonté délibérée de discriminer, mais souvent par absence de règles claires, par automatisme ou par manque de transparence.

La directive introduit une nouveauté fondamentale : elle fait de la transparence un outil de justice sociale. L’idée est simple, mais puissante : on ne peut corriger que ce que l’on rend visible. En obligeant les employeurs à objectiver, documenter et communiquer certains éléments de leur politique de rémunération, le texte vise à désamorcer les inégalités structurelles.

Si le Luxembourg n’a pas encore déposé de projet de loi de transposition, il ne fait aucun doute que la directive sera intégrée dans le droit national. Le Grand-Duché, fidèle à sa tradition de transposition diligente du droit européen, devra se conformer dans les délais impartis – au plus tard pour juin 2026.

Cela laisse un peu de temps aux entreprises… mais pas tant que cela. Car au-delà des aspects techniques, c’est toute la manière de penser et de gérer la rémunération qui est appelée à évoluer. Classer les postes, objectiver les critères de rémunération, produire des données ventilées par sexe, instaurer des procédures de demande d’information : tout cela ne s’improvise pas.

Le socle : rémunérer équitablement les postes de même valeur

Le cœur de la directive repose sur une notion fondamentale : le droit à une rémunération égale pour un travail de même valeur. Mais comment comparer objectivement deux fonctions différentes, sans tomber dans des approximations ?

L’enjeu est donc de pouvoir comparer des emplois équivalents, même s’ils n’ont pas le même intitulé, et de fonder les niveaux de rémunération sur des éléments rationnels et transparents.

Toute politique salariale devra désormais reposer sur une évaluation objective et non sexiste des fonctions, fondée sur quatre critères fondamentaux imposés par la directive. D’autres critères pourront être utilisés par l’employeur à condition bien entendu d’être objectivables et pertinents.  

1. Les compétences

Il ne s’agit pas seulement de diplômes ou de titres, mais aussi de savoir-faire, d’expertise, de niveau d’autonomie, de compétences comportementales ou encore d’habilitations spécifiques. Ce critère reconnaît les exigences techniques, intellectuelles ou relationnelles propres à chaque fonction.

2. Les efforts

Ici sont pris en compte les efforts physiques, mentaux ou émotionnels requis : port de charges, concentration prolongée, gestion de conflits, pression émotionnelle liée à certaines situations professionnelles. Ce critère met en lumière des efforts souvent invisibles mais bien réels.

3. Les responsabilités

Il ne s’agit pas uniquement d’encadrement hiérarchique. On y retrouve aussi la responsabilité financière, juridique, organisationnelle ou encore les impacts directs sur la stratégie ou la réputation de l’entreprise.

4. Les conditions de travail

Lieu de travail, environnement (bruit, chaleur, risques), horaires atypiques, fréquence des déplacements : tous ces éléments sont à prendre en compte pour évaluer objectivement les conditions dans lesquelles s’exerce une fonction.

Ces quatre critères, combinés et appliqués sans biais sexiste, offrent une base solide pour comparer la valeur des postes, même entre métiers très différents.

Pour les employeurs, cette classification des fonctions représente une étape clé : elle constitue le point de départ pour identifier les éventuelles inégalités et y remédier de manière structurée. Elle suppose une réflexion approfondie sur les fonctions existantes, leur évaluation et leur positionnement dans l’organisation. Tout cela nécessitera probablement une refonte ou une mise à jour des systèmes internes de classification, qu’il s’agisse de documents RH, de grilles salariales ou de politiques internes.

Selon la directive, les Etats membres doivent veiller à ce que des outils et méthodes analytiques soient disponibles et facilement accessibles pour soutenir et guider l’évaluation et la comparaison des fonctions.

Transparence avant l’embauche ….. mais pas que !

Autre aspect clé de la directive : la transparence doit commencer dès le processus de recrutement.

Ainsi, les employeurs devront :

  • communiquer de manière claire le niveau ou la fourchette de rémunération dans les offres d’emploi ou avant l’entretien,
  • s’abstenir de poser des questions sur la rémunération antérieure du candidat ou de la candidate.

Cette exigence vise à prévenir les écarts de rémunération dès l’entrée dans l’entreprise, et à rompre avec les pratiques qui consistent à fonder une offre sur la base du dernier salaire, reproduisant ainsi des écarts historiques.

Mais cette transparence ne s’arrête pas à l’embauche. Elle doit se poursuivre tout au long de la carrière du salarié. Ainsi, les employeurs devront mettre à disposition des salariés les critères utilisés pour déterminer le niveau de rémunération initial, les fourchettes de rémunération liées à chaque poste ou catégorie et les critères de progression salariale.

Les critères de progression devront être objectifs, non discriminatoires et compréhensibles. Ils pourront inclure notamment la performance individuelle ou collective, l’acquisition ou le renforcement de compétences ou encore l’ancienneté.

Informer, publier, justifier : les nouvelles responsabilités des entreprises

La directive européenne ne se limite pas à garantir une rémunération égale pour un travail de même valeur – principe qui repose sur une évaluation objective des fonctions. Elle impose également une série d’obligations concrètes aux employeurs en matière d’information et de publication. Ces deux volets sont indissociables : d’un côté, la transparence structurelle, qui repose sur des critères clairs pour évaluer les postes ; de l’autre, la transparence opérationnelle, qui oblige les entreprises à communiquer activement avec leurs salariés et à publier des données clés sur leurs pratiques salariales. 

1. Répondre aux demandes d’information salariale

Tout salarié pourra, directement ou via la délégation du personnel ou le Centre pour l’Egalité de Traitement (CET), demander des informations sur les niveaux de rémunération moyens, ventilés par sexe, pour des fonctions comparables à la sienne. Il ne s’agit pas pour le salarié de pointer du doigt un collègue, mais de mieux comprendre où il se situe, et pourquoi. L’entreprise aura deux mois pour répondre. Si les données transmises sont floues ou incomplètes, le salarié pourra demander des précisions supplémentaires, et l’entreprise devra répondre dans des délais raisonnables.

2. Informer activement les salariés

Chaque année, l’entreprise devra rappeler à l’ensemble de ses salariés leurs droits en matière de transparence salariale. Il s’agira d’un devoir de communication proactive, via des moyens accessibles et traçables (newsletter RH, fiche de paie, affichage digital…).

3. Publier des indicateurs clés à partir de 100 salariés

Les entreprises de plus de 100 salariés devront publier régulièrement une série de données détaillées, visant à objectiver les pratiques salariales et à mesurer les écarts entre les femmes et les hommes.  

Ces données devront être accessibles aux salariés, à leurs représentants du personnel, aux autorités compétentes, et potentiellement au grand public si l’entreprise choisit de les publier sur son site internet par exemple.

Les États membres pourront également centraliser ces informations via des bases de données administratives.

Parmi les indicateurs à publier figurent notamment :

  • L’écart moyen et médian de rémunération entre les femmes et les hommes.
  • Ces mêmes écarts, mais uniquement au niveau des composantes variables ou complémentaires du package salarial.
  • La proportion de femmes et d’hommes qui perçoivent ce type de composantes.
  • La répartition des femmes et des hommes dans chaque quartile de rémunération (du plus bas au plus élevé), c’est-à-dire en divisant l’ensemble des salariés en quatre groupes égaux selon leur niveau de salaire.
  • L’écart de rémunération entre les hommes et les femmes, par catégories de postes, avec le détail des salaires de base et des compléments.

Le calendrier de mise en œuvre est progressif : à partir du 7 juin 2027, les entreprises de 250 salariés ou plus devront publier ces données chaque année. Celles comptant entre 150 et 249 salariés devront s’y conformer tous les trois ans, à partir de la même date. Pour les entreprises de 100 à 149 salariés, l’obligation entrera en vigueur en 2031, également avec une fréquence triennale. Enfin pour celles de moins de 100 travailleurs, le Luxembourg pourra décider si elles seront soumises à ces mêmes obligations ou non.

EntreprisesA partir de Périodicité
< 100 salariésPas d’obligation prévue dans la directive
De 100 à 149 salariés2031Tous les 3 ans
De 150 à 249 salariésJuin 2027Tous les 3 ans
> 250 salariésJuin 2027Chaque année

Cette transparence contribue à renforcer la réputation de l’entreprise en matière de responsabilité sociale. Elle s’inscrit pleinement dans la dynamique ESG (Environnement, Social, Gouvernance), à laquelle les entreprises luxembourgeoises sont de plus en plus soumises.

4. Mettre en place une évaluation conjointe en cas d’écart injustifié

Si un écart injustifié de 5 % ou plus est constaté dans une catégorie donnée, l’employeur devra lancer une évaluation conjointe avec la délégation du personnel. Ensemble, ils devront analyser les causes du déséquilibre, identifier les leviers d’action, et établir un plan de remédiation. Ce processus devra être documenté, traçable, et disponible pour l’Inspection du travail et le CET – sans nécessairement être rendu public.

Ce dispositif ainsi mis en place par la directive vise à responsabiliser les employeurs luxembourgeois, à les inciter à anticiper, plutôt qu’à réagir sous la pression d’un contentieux.

Et si l’employeur ne se conforme pas ?

La directive prévoit un mécanisme redoutablement efficace : le renversement de la charge de la preuve. En cas de litige, si l’entreprise ne peut démontrer qu’elle a respecté ses obligations en matière de transparence et de justification des écarts, c’est elle qui devra prouver qu’il n’y a pas eu de discrimination (et non au salarié de prouver son existence).

Des sanctions devront être prévues par la loi nationale – efficaces, proportionnées et dissuasives, comme l’exige le texte européen. On peut donc s’attendre à ce que le futur projet de loi luxembourgeois vienne renforcer les pouvoirs de l’Inspection du travail et encadrer les recours disponibles pour les salariés.

Une opportunité, plus qu’une contrainte

Cette directive impose un changement de culture. Pour les entreprises, elle représente un défi organisationnel, mais aussi une opportunité stratégique : clarifier les pratiques, renforcer la confiance interne, répondre aux attentes sociétales, améliorer la marque employeur.

Pour s’y préparer, mieux vaut commencer dès maintenant :

  • cartographier les postes à l’aide des quatre critères de la directive,
  • objectiver les critères de progression et de rémunération,
  • former les équipes RH sur les nouvelles exigences,
  • structurer une stratégie de communication RH cohérente.

Même si le texte de loi luxembourgeois n’est pas encore en place, les obligations européennes à venir sont claires et appelleront des ajustements importants dans les pratiques RH. Anticiper aujourd’hui, c’est garantir sa conformité demain. Mais c’est aussi, et surtout, affirmer une vision moderne, responsable et engagée de la gestion des ressources humaines.